"La dimension affective dans l'apprentissage et la formation", Actes de l'Université d'Eté 1999, Editions Université de Provence et CNDP, 2000


Intervention de Catherine Favre :


"Comment développer la place des ressources émotionnelles dans l'apprentissage ? "1



Afin d'aborder la question : "Comment prendre en compte les ressources émotionnelles et affectives dans l'apprentissage ?"

Je vais me servir d'une autre question : « Comment un apprenant vérifie ce qu'il fait, vérifie qu'il a compris et comment sait-il qu'il sait ? »


La réponse à cette question s'appuiera sur l'hypothèse qu'un apprenant possède et active un processus de validation.


Je vais essayer d'éclairer mon argumentation à partir de deux de mes expériences professionnelles, l'une en formation d'adultes et l'autre dans l'accompagnement psychothérapeutique : comment aider quelqu'un à advenir en tant que sujet, sujet de ses besoins et de ses désirs ? Quelle doit être l'attitude de l'accompagnant pour que cette "naissance à soi-même" se fasse ? Pour répondre à ces nouvelles questions je m'appuierai sur la dialectique qui s'instaure entre deux types de "validation" : la validation interne et la validation externe.


Quand nous comprenons, quand nous "savons", il se passe quelque chose en chacun de nous, et ce processus de validation interne qui reconnaît la validité d'un savoir, d'une pensée, d'une représentation engendre et s'appuie sur certains signaux éprouvés par l'apprenant : sensations, émotions, sentiments, … En ce qui concerne la validation externe, ces signaux ne sont pas générés par l'apprenant, mais lui sont apportés par autrui de l'extérieur, et en premier lieu par l'enseignant ou le formateur. En réfléchissant à propos de la prise en compte de la dimension affective dans les apprentissages, il m'est apparu qu'un déséquilibre très important existait entre ces deux processus au "profit" de la validation externe. Ce déséquilibre est symptomatique de la difficulté de prendre en compte l'affectif de l'apprenant - comme celui du formateur d'ailleurs - au sein du processus d'apprentissage. Ce déséquilibre - voire cette mise en opposition, cette négation de la validation interne - participe au morcellement de l'individu. Elle le scinde avec d'un côté ses ressources cognitives, de l'autre ses ressources émotionnelles. Or comme vient d'essayer de le montrer Daniel Favre, cette dichotomie n'a pas de fondement.


La disqualification de l'expérience subjective

La mise en opposition de ces deux types de validation risque d'aboutir à ce que l'école de Palo Alto a appelé la disqualification par laquelle l'expérience subjective est jugée comme inadéquate, fausse, anormale, inintéressante. L'intégrité du sujet est alors "attaquée", et la construction de la subjectivité chez l'enfant comme chez l'adolescent est entravée. L'école de Palo Alto a défini le terme de disqualification dans un contexte précis que j'étendrais à différentes procédures. Ce qu'on peut voir quelquefois, et qui s'oppose à la prise en compte de la dimension émotionnelle dans l'apprentissage, c'est la mise en opposition entre les références internes du sujet et les références dites "objectives". L'élève qui se trouve en difficulté lors de la réalisation d'une tâche, qui exprime cette difficulté et qui s'entend répondre que cet exercice est tout à fait simple et classique dans le cadre de l'apprentissage en cours, est de fait placé dans un processus de disqualification.


Il existe une autre manière de disqualifier que j'ai d'ailleurs souvent vécues en tant qu'apprenant, c'est une sorte de pseudo confirmation de la référence interne par une référence externe préexistante et qui est jugée par le sujet comme "supérieure". Par exemple, je suis en train de découvrir quelque chose et je suis contente de ma découverte ; j'exprime alors cette satisfaction, et c'est alors que l'enseignant me dit que je suis en train de redécouvrir quelque chose d'évident. En conséquence, ma "découverte à moi" en prend un coup et mon état émotionnel également. Pourtant ce que je découvre, je le construits, "l'invente" et peu importe à cet instant que mille personnes aient parcouru ce chemin avant moi, en tout cas du point de vue émotionnel et affectif.

Cette attitude de l'enseignant provient sans doute du fait que l'on se centre classiquement plus sur le produit du processus de compréhension (ou de la réflexion) que sur le processus qui a amené à ce produit. Si l'enseignant prend conscience du fait que le processus d'apprentissage est la chose essentielle, en ce qu'il constitue le "mouvement intérieur" à la source du développement, il comprendra également que ce mouvement est unique car spécifique à chaque apprenant, et qu'il est donc important de le soutenir et de le valider. En fin de processus, il est vrai que le produit réalisé a déjà été obtenu par des millions de personnes, mais s'il est nouveau pour celui qui l'obtient il a alors de la valeur.


Le troisième type de disqualification, c'est la comparaison qui peut être faite entre deux expériences subjectives. Comparaison faite par le formateur ou l'enseignant qui mesure l'intérêt des expériences l'une par rapport à l'autre en fonction d'une norme. Alors qu'il est possible de mesurer des produits, des productions, des résultats, je pense que les expériences subjectives sont incommensurables, et que les comparer dans un processus de mesure, c'est de toute façon les dévaluer ou les nier.


Ces différentes disqualifications vont, à force de répétition et d'accumulation, aboutir au morcellement que Daniel Favre a évoqué, avec une séparation voire une opposition entre validation interne et validation externe et parfois même "l'abandon", la négation du mode de validation interne. Mais inversement, si le jeune choisit uniquement le mode de validation interne, il risque de rentrer dans un système où tout ce qu'il "sent" est valable, avec une espèce d'enfermement où il n'a pas à apprendre de l'extérieur. D'une certaine manière, c'est une protection contre toutes les agressions qui sont faites par les validations externes qui nient les validations internes, mais alors le sujet rentre dans un processus de refus de toute dynamique d'apprentissage. L'autre risque est de choisir la validation externe de celui ou ceux à qui on est attaché affectivement, parents, enseignants,…, éventuellement la validation groupale ou sectaire, où l'on donne "crédit" seulement à ceux auxquels on cherche à s'identifier.

Il arrive qu'on réussisse sans doute un peu mieux scolairement si on fonctionne sur la validation externe, mais on est alors amené à fonctionner "coupé de ses propres émotions" : on s'en méfie, on les juge "perturbantes" ou sources d'erreurs. Et l'on ne trace pas son propre chemin d'individuation…


Articuler les modes de validation interne et externe

La question serait donc de savoir comment articuler les deux modes de validation : comment équilibrer la part de la validation interne par rapport à la part de la validation externe ? Comment susciter, comment faire grandir chez l'apprenant des processus de validation interne qui puissent se confronter à des processus de validation externe ?

Cela m'amène à plusieurs questions : Comment sais-je en moi-même que j'ai compris ? Qu'est-ce que j'ai comme indicateurs, comme sensations corporelles dans ces moments ? Qu'est-ce qui se passe en moi ? Qu'est-ce qui se passe quand je ne comprends pas ? Quelle est la contrepartie dans ma vie intérieure, dans mes émotions, de mon activité de compréhension ?

Je n'ai pas les mêmes émotions, je n'ai pas les mêmes sensations corporelles, quand je comprends ou quand je ne comprends pas. Est-ce que je peux en tant que formateur, en tant qu'enseignant, aider les personnes avec qui je travaille à repérer qu'il y a des signaux associés à la compréhension et à la non compréhension, associés à la capacité à mobiliser les savoirs ou à l'impossibilité de le faire ? Il y a à débattre de la position ou des compétences du formateur ou de l'enseignant pour développer ces processus de validation interne.


Je voudrais simplement citer quelques pistes sur la base de ce que nous essayons de faire dans l'équipe de formateurs à laquelle j'appartiens, pour tenter de réhabiliter l'intelligence émotionnelle et la validation interne.



Penser ses ressentis !

Il n'est pas si simple de ne rien opposer, de ne rien ajouter à l'expression d'un ressenti : essayer de permettre à la personne, à l'apprenant, au stagiaire, de développer le "premier niveau" de son intelligence émotionnelle qui signifie "être capable de reconnaître ses émotions et de savoir les analyser". Nous accordons un temps assez important en formation pour que les apprenants puissent verbaliser leurs émotions et apprendre à les identifier. Pour cela nous utilisons un "indicateur émotionnel", qui permet de repérer sur un axe, entre deux extrêmes, son état émotionnel du moment. Cet "indicateur émotionnel" permet de répondre à la question : « Comment je me sens en cet instant, dans cette situation ? entre un 100% "bien" et un 100% "mal" purement subjectif. » C'est une tentative de "rebrancher" la personne sur sa subjectivité. Par la suite il est possible d'articuler ces sensations à différents types de motivation, de frustration ou de satisfaction dans l'apprentissage.

L'intérêt d'utiliser cet outil, de le présenter aux stagiaires n'est pas seulement de soulager une tension émotionnelle, par exemple dans le groupe, ou de permettre à quelqu'un d'exprimer ses satisfactions, mais c'est faire prendre conscience par la personne (ou d'affiner cette prise de conscience) que chaque fois qu'une représentation est mobilisée, chaque fois que quelqu'un exprime une idée, chaque fois que de nouvelles représentations sont apportées, ce travail sur les représentations va être doublé d'une mobilisation affective et émotionnelle plus ou moins importante, mais toujours présente. Nous tentons ainsi de faire se reconnecter les deux dimensions "émotion" et "cognition", et cela recoupe ce qu'à dit Dominique Ginet ce matin quand il parlait de la concomitance du travail au niveau d'une représentation, au niveau de l'affect, car il existe toujours une sorte d'évaluation subjective implicite et la plupart du temps inconsciente chez l'apprenant : « Qu'est-ce que j'ai à perdre, qu'est-ce que j'ai à gagner quand j'ai à modifier ma représentation ? »


Sentir ce que l'on pense !

J'essaye ainsi d'accompagner les apprenants sur le chemin de penser ce qu'ils ressentent, et puis dans un autre sens des les accompagner sur le chemin de sentir ce qu'ils pensent, c'est-à-dire de devenir sensibles à la qualité de leur pensée et à la qualité des énoncés par lesquels ils la mettent en forme. Apprendre à sentir ce que l'on pense, comment on pense. Sentir, par exemple, à certains moments sa pensée s'ouvrir, devenir fluide, devenir plus ou moins floue, plus ou moins instable, ceci est en lien avec la déstabilisation cognitive. Sentir, à d'autres moments, qu'on a envie, besoin, de s'accrocher à quelque chose, on a besoin de savoir qui a tort et qui a raison, on a besoin d'être dans le registre de la "vérité", on a besoin d'y croire très fort, c'est-à-dire qu'on a besoin d'être dans le registre de la stabilisation de la pensée. Sentir ses mouvements de pensée, c'est important pour permettre le lien entre l'émotionnel et le cognitif. Par exemple, est-ce que je ressens de la même manière ces deux phrases : " Les choses sont comme cela !" et "Les choses semblent se présenter comme cela » ? …



Vivre le postulat de cohérence…

Enfin, dernière piste, comment fonctionner tout au long d'une formation avec le postulat de cohérence déjà évoqué tout-à-l'heure : « Chacun a de bonnes raisons de penser ce qu'il pense, de dire ce qu'il dit, de ressentir ce qu'il ressent, de faire ce qu'il fait… » Les "bonnes raisons" d'un sujet, ce sont ses raisons intra-subjectivement valables, c'est-à-dire cohérentes avec le référentiel de la personne, avec ses expériences, avec ses acquis, ses apprentissages, sa manière d'être au monde. Le sujet a de "bonnes raisons", mais cela ne veut pas dire que ce sont des "raisons objectivement bonnes et justes" : elles sont "bonnes pour lui". Il ne s'agit pas ici de juger, mais d'accepter ce qu'il ressent. Si il dit : « Non ! » à l'apprentissage, il a de bonnes raisons, et si il est content aussi… S'il a une représentation qui nous paraît à nous erronée, il a de bonnes raisons de l'avoir, cela ne veut toujours pas dire qu'elle soit "objectivement bonne et juste".

Cette conception de notre rapport à l'autre nous rapproche de la notion d'acceptation inconditionnelle de Carl Rogers et de l'haptonomie, la science de l'affectivité, développée par Frans Veldman. Celui-ci fait l'hypothèse que chacun de nous a besoin de "confirmation affective" pour se sentir en sécurité, c'est-à-dire d'être reconnu comme être vivant capable de s'orienter, capable, dans les multiples situations de la vie de trouver ses propres solutions à ses problèmes et aux situations qu'il rencontre. Cela rejoint ce que disait ce matin Dominique Ginet lorsqu'il constatait qu'au bout du compte, nous "sommes bien foutus" !



En conclusion, tout cela participe au fait que si on peut être accepté avec toutes ses représentations, si aucune n'est idiote ou bête ou fausse a priori, qu'elles ont toutes une validité ne serait-ce qu'interne, et qu'elles recèlent toutes un sens, qui nous est peut-être inconnu mais qu'on peut arriver à découvrir, alors il va être possible de les accepter. Nous cesserons alors de proscrire en nous-mêmes certaines représentations, certaines idées et nous pourrons ensuite cheminer : peut-être en changer, en abandonner, en modifier, …