VIOLENCE ET MANIPULATION : COMMENT EN SORTIR ?

LES OUTILS DE L’IRIS


Non-Violence-Actualités n°295 pp 9 à 11

Par Nathalie Augier-Bergon, François Copin, Catherine Favre, formateurs à l’IRIS



Des formations à la régulation de la violence, à la gestion de conflits, il y en a beaucoup. Alors en quoi l’IRIS1, qui oeuvre depuis plus de vingt ans dans ce domaine est original ? Nous allons essayer de le faire percevoir au lecteur à travers les trois exemples suivants.


Pince !!


Cela se passe dans le bloc chirurgical d'un hôpital. « Pince !! » demande le chirurgien à l'infirmière spécialisée, celle-ci lui en tend une qu'il jette à terre rageusement. Elle lui en tend alors une autre qui est acceptée. Lors d'une autre intervention chirurgicale du même type, à la même injonction : « pince! », l'infirmière prend garde de tendre la “bonne” pince au même chirurgien, mais celui-ci la jette à nouveau à terre en disant : «Décidément, vous n'apprendrez jamais rien !! » Et le “jeu” continuera....

Le terme de “Jeu” a été utilisé par Éric Berne pour désigner des comportements relationnels répétitifs qui enferment les “joueurs” dans des conduites engendrant des émotions dont ils ont le plus souvent du mal à se passer. L’un des plus fréquents de ces Jeux est celui qui relie persécuteurs, victimes et sauveteurs. Les Jeux peuvent se poursuivre sur de longues périodes (plusieurs années) jusqu'à ce qu'un des “joueurs” n'y trouve plus son compte.

C'était le cas de cette infirmière qui présente cette situation en formation, en indiquant que cela l'angoisse énormément de devoir travailler avec ce chirurgien. Elle le décrit comme un être sadique qui se régale à faire souffrir les personnes qui travaillent avec lui. Ce problème empoisonne sa vie professionnelle au point qu’elle envisage de changer de service, alors qu’elle vient de se spécialiser en bloc opératoire, et qu’elle apprécie par ailleurs beaucoup son travail.

Pour lui permettre de comprendre comment elle s’est retrouvée dans cette impasse, nous allons dans un premier temps l’aider à modifier sa représentation de la situation. Un de nos postulats fondamentaux en formation est que chaque personne a de “bonnes” raisons (intra subjectivement valables) de penser ce qu’il pense, de se comporter comme il se comporte et de ressentir ce qu’il ressent (voir encadré). Ce postulat est aussi un outil pédagogique qui va permettre à nos stagiaires d’abandonner l’idée d’un monde où tout est blanc ou noir, bien ou mal. Ainsi, d’une lecture où il y a un « gros méchant » et une « infirmière


Encadré 1 L’éthique de l’IRIS


Notre position éthique est fondée sur deux postulats :

1 - Le postulat de cohérence

. Le formateur IRIS, admet que chacun a de “bonnes raisons” de penser ce qu’il pense, de dire ce qu’il

dit, de faire ce qu’il fait et de ressentir ce qu’il ressent. Pour autant ces raisons et les comportements

qui peuvent en découler ne sont pas forcément socialement acceptables.

2 - Le postulat d'éducabilité

. Le formateur IRIS, considère chaque personne comme un individu en devenir, capable d'apprendre

tout au long de sa vie. Il peut donc acquérir les moyens d’identifier et de résoudre les difficultés

professionnelles, relationnelles ou sociales auxquelles il est confronté.Non. Il en découle un objectif principal valable pour l'ensemble des formations : favoriser la progression des participants vers une autonomie intellectuelle et affective leur permettant de développer en situation

professionnelle des capacités telles que : responsabilité, écoute, créativité, affirmation de soi non

violente, gestion émotionnelle..


malchanceuse », notre participante va évoluer vers l’idée d’une interaction entre deux personnes, toutes les deux agissantes ou réagissantes au comportement et à l’attitude de l’autre par un comportement donné. Ce travail préalable permet de poser que chacun a une part de responsabilité dans la situation, l’infirmière autant que le chirurgien, ainsi que tous les acteurs et témoins de la scène. Mais quelle est donc la part de responsabilité de l’infirmière dans l’histoire ? La participante parvient à identifier que sa responsabilité est liée au fait qu’elle ne dit mot quand le chirurgien lui dit « pince ». C’est bien parce qu’elle ne vérifie pas quel est l’outil précis que le chirurgien désire utiliser, que l’instrumentiste s’attire un jugement négatif. Et pourquoi ne le fait-elle pas ? Parce qu’après six mois passés dans ce service, elle se doit de connaître l’intervention et le matériel adapté à chacune de ses phases. Et si elle montrait qu’elle ne connaissait pas tout parfaitement ? elle se sentirait incompétente aux yeux de ses collègues et des chirurgiens.

Cet exemple illustre comment une interaction violente est sous-tendue par les motivations des personnes en présence, impliquant plaisir et frustration. Une de nos spécificités à l'IRIS est de proposer aux stagiaires une grille d'analyse comportant trois systèmes de motivation (voir encadré) afin qu'ils comprennent comment ils participent à une interaction violente, affaiblissante pour les uns, source de plaisir pour d'autres.


Encadré 2 :

Au sein de chaque être humains : trois systèmes de motivation complémentaires et/ou antagonistes

La motivation de sécurisation est prépondérante dans la petite enfance mais reste présente toute la vie, le

sentiment de bien-être est associé à la satisfaction de besoins biologiques et psychologiques essentiels, dans

une relation de dépendance à autrui. Cette motivation se manifeste également lorsque nous prenons plaisir à réaliser des tâches que nous maîtrisons bien ou lorsque nous retrouvons des personnes qui nous sont chères,etc. Chaque enfant a besoin d'éprouver ce plaisir qui forge sa confiance primaire en lui et dans la vie et lui donne la possibilité de s'ouvrir à autrui, de prendre le risque d'apprendre et d'établir des liens durables.

L'élément qui fonde la sécurité du sujet est d'abord externe à lui, ce qui est une caractéristique de la motivation de sécurisation mais c'est l'intériorisation de l'amour et de l'estime reçus des adultes qui va permettre au jeune de commencer à construire sa référence interne.

La motivation d'innovation

Dans ce système de motivation, le plaisir a pour origine les conduites par lesquelles un être humain gagne de l'autonomie (physique, intellectuelle ou affective), surmonte des difficultés, résout des problèmes, montre ses aptitudes, fait preuve de création et d'innovation.Le plaisir obtenu ici est indissociable d'une position de

responsabilité et de non dépendance. Les satisfactions associées à ces comportements sont souvent décalées

dans le temps et nécessitent donc un investissement soutenu. La référence qui fonde la sécurité du sujet est

interne, liée à ce qu’il a pu intérioriser de ses réussites.

La motivation de sécurisation parasitée

Dans ce troisième système de motivation, les satisfactions sont associées à la reproduction, le plus souvent

inconscientes, de situations de dépendance vis-à-vis de produits, de comportements ou de personnes. La motivation de sécurisation parasitée s'apparente donc à une forme d'addiction ou de toxicomanie : la répétition compulsive engendrant de moins en moins de plaisir rend nécessaire la recherche du « toujours plus », L'individu fonctionnant en motivation de sécurisation parasitée ne peut explorer le changement qualitatif de l'individuation impliquant l'acceptation des pertes (donc des « sevrages ») pour mieux grandir.

Favre D, Tansformer la violence, Dunod , 2007


Dans cet exemple, et grâce à ce modèle, nous pouvons décoder qu’un manque de confiance en soi (motivation de sécurisation insuffisante dans l'enfance) peut amener l’infirmière à rechercher auprès des figures d'autorité une reconnaissance, une acceptation de son existence. C’est un pouvoir qu’elle accorde à ces représentants de l'autorité. Ceux-ci peuvent l’utiliser pour compenser un manque, et l'exercice de cette fausse puissance impliquant l'affaiblissement d’autrui, devient rapidement une addiction (motivation de sécurisation parasitée). Pour se sentir bien, les individus dans ce cas ont besoin de trouver des victimes qui consentent à rester victime, c'est-à-dire qui envoient des signaux de soumission, en ne disant rien par exemple ou en ne se révoltant pas ou encore en refusant de porter plainte. Que gagne la “victime” ? elle espère toujours que le chirurgien va enfin reconnaître qu'elle est compétente et cette quête est pour elle aussi une sorte d'addiction, elle n’arrive pas à “décrocher” car elle espère chaque fois que ce sera la bonne. Quand la stagiaire comprend le fonctionnement de ces trois systèmes de motivation, elle comprend qu'il faut qu'elle renonce à cette reconnaissance qui viendrait de l'extérieur. Le formateur l'invite à reconnaître par elle- même ses compétences, elle dispose en effet de bons indicateurs pour évaluer ses gestes professionnels. La satisfaction de pouvoir fournir les instruments de manière pertinente lors d'une opération chirurgicale peut alors activer son système de motivation d'innovation et du coup cette satisfaction la place en référence interne.

Ce travail de prise de conscience va permettre à l’infirmière, quand le chirurgien va lui dire à nouveau « Pince !» de dire d'une voix assurée : « Quelle pince, monsieur ? ». Cette demande d’explicitation témoigne de son renoncement à cette reconnaissance. Lorsque le chirurgien doit préciser devant tout le monde sa demande, le scénario change, ce qui lui donne à lui aussi la possibilité de sortir de son jeu de persécution. Mais on peut imaginer que, ne pouvant plus retirer de cette interaction le plaisir du persécuteur, il cherchera une autre victime. Quoi qu’il en soit, l’important, c’est que l’objectif principal de la stagiaire soit atteint : ne plus se faire piéger dans une relation manipulatrice et pouvoir retourner au travail sereinement.

L’un de nos stagiaires a bien résumé comment sortir par l’explicitation de ce processus de manipulation en disant : « la manipulation est une fleur qui se fane à la lumière !».

De la manipulation à l’empathie (voir encadré la définition de l’empathie) Repérer et éviter le piège de la manipulation émotionnelle, c’est un premier pas. Le second, c’est de pouvoir passer d’une attitude de protection contre la violence à une attitude d’ouverture et d’accueil de la réalité d’autrui, comme le montre l’exemple suivant

Une aide-soignante exprime en formation qu’elle est la “tête de turc” de son chef. Celui-ci a des paroles blessantes du genre : « alors Martine, on essaie de tuer le temps ! » lorsqu’il la voit buvant un café, après trois heures de ménage intensif. Martine ne dit rien mais ressent cela comme injuste. Invitée par le formateur à s’expliquer sur son silence, elle argumente : « le chef savait bien qu'il y avait eu beaucoup de travail mais il faut toujours qu'il trouve quelque chose à redire ». Martine nous montre qu’elle se défend de l’agressivité subie en faisant une projection et une généralisation du comportement de son chef.

Après un module de formation et un retour sur le terrain, la même aide-soignante rapporte en formation cette anecdote : un matin, après avoir tout préparé pour le travail de ses collègues et alors que les médecins ne sont pas encore arrivés, elle s'assied pour boire un café. Le chef arrive et lui dit : « Eh bien, vous commencez bien la journée! » ; elle lui répond : « oui je prends de l'énergie pour être en forme quand le rush va se produire », répartie qui laisse son chef sans voix. Martine explique : « j'ai appris en formation qu'il fallait aussi prendre soin de soi » !

Après deux modules de formation, l’aide-soignante sera capable de se positionner tout à fait différemment dans la relation à son supérieur comme en témoigne le dialogue suivant qu’elle nous rapporte : Voyant arriver son chef détendu un matin, Martine ose lui dire :

  1. -« vous semblez aller bien ce matin, c’est agréable de vous voir comme ça ! »

- « pourquoi ? »

- « parce que quand vous arrivez d'habitude, je me sens bloquée »

- « vous êtes la première à me le dire »

  1. -« peut-être suis-je la seule à le ressentir... »

  2. -« je ne suis pas agressif tout de même ? »

  3. -« si, d'ailleurs, si je suis honnête avec vous, je vous dirai que quand vous arrivez, on se planque » -........ silence puis : « je ne me suis jamais rendu compte que je faisais cet effet là »

  4. -« il y a plein de choses dont on ne se rend pas compte, moi la formation m’a fait prendre conscience de mon comportement, c’est très intéressant »

  5. -« c'est ouvert aux cadres cette formation ? »

  6. -A ce récit, le groupe applaudit Martine qui s’est réellement transformée au fur et à mesure de l’avancée de la formation


Encadré

Notre définition de l’empathie

Telle que nous l’avons redéfinie à la suite de nos recherches, l’empathie est la capacité, acquise au cour de la psychogenèse, de se représenter ce que ressent ou pense l’autre tout en le distinguant de ce que l’on ressent et pense soi-même. Elle est indissociable de l’empathie avec soi-même. Sans la capacité de distinguer ce qui vient de soi et ce qui vient d’autrui, nos émotions propres et notre représentation des émotions d’autrui se confondent




Le monsieur dans le métro


Troisième étape : pouvoir intégrer profondément les acquis de formation au point qu’ils participent à un nouveau regard et à une nouvelle attitude dans la vie quotidienne. Exemple :

Un stagiaire rentre chez lui en métro après une journée de formation. Le métro, à moitié plein, est calme. Il prend son livre comme d’habitude et se plonge dedans. lorsqu’il entend une voix dire « mais laissez-moi, enfin laissez-moi » ; il se retourne discrètement et voit une dame âgée avec trois jeunes d’une douzaine d’années assis à côté d’elle. Tout paraît normal. Quelques instants plus tard, il entend encore la vieille dame qui se plaint « oh mais c’est pas possible », il se retourne, la vieille dame a changé de place, les jeunes regardent par la fenêtre. Bizarre pense-t-il, il regarde les autres passagers, mais personne ne dit rien ; alors il se dit que la vieille dame est peut-être un peu agitée. Et il se replonge dans son livre

Un peu plus tard, il entend de nouveau la vieille dame dire « oh mais c’est pas vrai qu’est ce qui vous prend » alors il se retourne, se lève avec le sentiment qu’il se passe quelque chose de pas normal, mais il ne sait pas quoi. Lorsqu’il s’approche la vieille dame a encore changé de place. Les jeunes ne sont pas très loin. Il demande alors : « mais que se passe -t-il donc ici ? » La vieille dame lui explique que les jeunes s’amusent à la changer de siège sans son consentement.

Le monsieur recadre les jeunes fermement et tout rentre dans l’ordre.

Lorsque le stagiaire raconte l’épisode le lendemain, ce qui l’a le plus impressionné c’est sa capacité dans un premier temps à rationaliser l’anormal pour se mettre en conformité avec l’attitude générale des passagers de la voiture, jusqu’à inverser les responsabilités entre agresseurs et victime. Il adopte ainsi la position du témoin passif, obéissant implicitement à la norme manifestée par l’attitude des autres passagers.

Cependant le repérage des phénomènes de violence, la connaissance des enjeux qui sous- tendent la logique d’obéissance, et la position de témoin passif, vus en formation l’ont probablement rendu plus sensible, lui permettant ainsi de pouvoir sortir de sa “cécité”. Il éprouve alors le besoin d’intervenir et se replace dans une position de responsabilité. De témoin passif, il se retrouve partenaire actif pour la régulation d’une situation problématique dans laquelle, si il n’était pas intervenu, il aurait pu finalement se sentir complice des agresseurs.


En conclusion, il semble que les formations que nous proposons permettent aux participants dans un premier temps de prendre conscience des ressorts de la violence et de leur implication personnelle dans cette violence. Dans un deuxième temps, au travers de l’expérimentation en situation professionnelle réelle, ménagée par l’intervalle entre les modules de formation, le stagiaire peut vérifier la pertinence de ses acquis. Enfin le troisième exemple montre que notre approche pédagogique permet à la personne d’intégrer en profondeur les attitudes et les outils qui lui ont été proposés en formation puisqu’elle peut transférer ses acquis pour réguler une situation extra professionnelle. Le stagiaire semble développer tout au long du processus de formation une sensibilité empathique aux situations porteuses de violence, sensibilité qui lui permet de transformer ses différentes réactions de protection face à la situation violente (fuite, soumission,...), en une capacité à se situer, lui comme les autres, en acteur et donc à participer concrètement à la résolution des conflits ou des difficultés relationnelles auxquelles il est confronté.



Nathalie Augier-Bergon, François Copin, Catherine Favre, formateurs à l’IRIS