Comment prendre en compte la dimension émotionnelle dans la relation pédagogique ?




Comment l’apprenant sait-il qu’il a compris ? Quelle est la contrepartie dans sa vie intérieure, dans ses émotions, dans son corps, de son activité de compréhension ? L’expérience scolaire témoigne souvent d’une difficulté de prendre en compte l'affectif de l'apprenant – comme celui du formateur – au sein du processus d'apprentissage.

Le propos de cet article est de baliser quelques pistes pour tenter de réhabiliter l'intelligence émotionnelle chez le formateur d’abord. Ainsi le formateur qui aura développé en lui-même des aptitudes en ce sens sera en capacité de permettre aux apprenants de faire de même, et à la relation pédagogique de tout à la fois épanouir et contenir sa dimension émotionnelle.


Par Catherine FAVRE

Dans «le Journal de l’Alpha»N° 197, le pouvoir des émotions, p60-68.


Pour éclairer cette question de la prise en compte de la dimension émotionnelle dans la relation pédagogique, je vais partir de mes deux expériences professionnelles, l'une en formation d'adultes et l'autre dans l'accompagnement psychothérapeutique. Comment aider quelqu'un à advenir en tant que sujet, sujet de ses processus cognitifs et émotionnels ? Quelle doit être l'attitude de l'accompagnant pour qu’une confiance en ses ressources se développe chez l’apprenant ? J’ai fait l’hypothèse qu’une personne construisait et remodelait, au fil de ses expériences d’apprentissage, une capacité de validation1. Cette capacité, qui s'instaure pendant l’enfance et perdure ensuite, comprendrait deux types de validation : la validation interne et la validation externe.

Quand nous comprenons, il se passe quelque chose de particulier en chacun de nous. Ce mode de validation interne qui reconnait la validité d'un savoir, d'une pensée, d'une représentation, engendre et s'appuie sur certains signaux éprouvés lorsque nous sommes en situation d’apprentissage : sensations, émotions, sentiments,... En ce qui concerne la validation externe, ces signaux ne sont pas produits par l'apprenant, mais lui sont apportés par autrui de l'extérieur, et en premier lieu par l'enseignant ou le formateur. Après avoir observé comment était prise en compte la dimension affective dans les apprentissages scolaires, il m'est apparu qu'un déséquilibre important existait entre ces deux modes au ‘profit’ de la validation externe. Ce déséquilibre – voire cette mise en opposition, cette négation de la validation interne – participe au morcèlement de l'individu. Elle le clive avec d'un côté ses ressources cognitives, de l'autre ses ressources émotionnelles. Or comme l’a montré largement Daniel Favre, cette disjonction n'a pas de fondement neurobiologique2.


La disqualification de l'expérience subjective

La mise en opposition de ces deux types de validation peut aboutir à ce que l'école de Palo Alto a appelé la disqualification par laquelle l'expérience subjective est jugée inadéquate, fausse, anormale, inintéressante3. L'intégrité du sujet est alors ‘attaquée’, et la construction de la subjectivité chez l'enfant est entravée. Ce terme de disqualification a été défini par l'école de Palo Alto dans un contexte précis, mais je l’ai étendu à différents phénomènes présents dans le champ de l’apprentissage et de la formation d’adultes.

Ce que l’on peut voir quelquefois, qui témoigne d’une négation de la dimension émotionnelle dans l'apprentissage, c'est la mise en opposition entre la référence interne du sujet apprenant et les références dites ‘objectives’. Ainsi, l'élève qui exprime sa difficulté lors de la réalisation d'une tâche, et qui s'entend répondre que « cet exercice est tout-à-fait simple et classique », est de fait placé dans un processus de disqualification. Il en va de même lorsque l’élève exprime la satisfaction qu’il éprouve à découvrir quelque chose et que l’enseignant lui dit qu’il est en train de redécouvrir quelque chose d'évident. En conséquence, sa ‘découverte à lui’ en prend un coup et son état émotionnel également. Pourtant ce qu’il découvre, il le construit, ‘l'invente’ et peu lui importe à cet instant que mille personnes aient parcouru ce chemin avant lui, en tout cas du point de vue émotionnel et affectif !

Cette attitude de l’enseignant provient du fait que l'on se centre encore trop souvent sur le produit de l’activité de compréhension plus que sur le processus qui a amené à ce résultat. Si l’enseignant prend conscience que le processus d'apprentissage est la chose essentielle, en ce qu'il constitue le mouvement intérieur à la source du développement du sujet, il comprendra également que ce mouvement est unique car spécifique à chaque élève, et qu'il est donc essentiel de le soutenir et de le valider, que ce processus ait amené à un résultat correct ou incorrect.

Un autre type de disqualification possible, c'est la comparaison opérée entre deux expériences subjectives d’élèves par l’enseignant qui juge leur intérêt respectif en fonction d'une norme qui lui est propre. Exemple : l’enseignant félicite un élève qui est motivé par l’apprentissage en cours alors qu’il raille un autre élève qui, là où il en est, ne voit pas l’intérêt de ce même apprentissage... S’il est possible de comparer des productions, des résultats, je pense que les expériences subjectives sont incommensurables, et que les comparer, c'est de toute façon .

Ces différentes disqualifications risquent, à force de répétition et d'accumulation, d’entrainer un morcèlement du sujet apprenant, avec une opposition entre validation interne et validation externe, et parfois même l'abandon, la négation du mode de validation interne. Inversement, si le jeune choisit uniquement le mode de validation interne, il édifie un système où tout ce qu'il ‘sent’ est valable. Il se protège ainsi contre les disqualifications qui pourraient encore attaquer sa subjectivité, mais il entre alors dans un processus de refus de toute dynamique d'apprentissage. L'autre risque est de choisir la validation externe de celui ou de ceux à qui on est attaché affectivement : parents, enseignants, éventuellement une validation groupale ou sectaire, et de donner crédit seulement à ceux auxquels on cherche à .


Réhabiliter la dimension émotionnelle dans l’apprentissage

Comment susciter chez l'apprenant des processus de validation interne qui équilibrent les processus de validation externe ?

Cela nous ramène aux questions initiales de cet article : Comment sais-je en moi-même que j'ai compris ? Quels sont mes indicateurs internes (sensations corporelles, émotions et signaux cognitifs) dans ces moments ? Qu'est-ce que je vis dans mon corps et dans mon esprit quand je ne comprends pas ? Quelle est la contrepartie au niveau émotionnel et motivationnel de mon activité de compréhension ?

Il est évident que je n'ai pas les mêmes émotions, ni les mêmes sensations corporelles, quand je comprends et quand je ne comprends pas. Est-ce que je peux, en tant que formateur, permettre aux personnes que j’accompagne dans leur apprentissage de se rebrancher intérieurement sur les signaux que leur apportent leur corps et leur esprit dans les deux cas ? Quelles compétences dois-je posséder en tant que formateur pour encourager ces processus de validation interne chez l’apprenant ?

En guise de réponses à ces questions, je peux citer quelques éléments de notre pratique au sein de l’IRIS4, dans l’équipe de formateurs à laquelle j’ap- partiens, pour réhabiliter l’intelligence émotionnelle et la validation interne dans nos formations d’adultes.


Donner une place aux éprouvés émotionnels et corporels

En premier lieu, nous avons nous-mêmes formateurs pris soin de développer le ‘premier niveau’ de notre intelligence émotionnelle, à savoir reconnaitre nos émotions et savoir les analyser. Toute situation de formation induit chez le formateur des éprouvés corporels et émotionnels : enthousiasme, lassitude, irritation, découragement, joie, pesanteur, amusement...5 Il s’agit de les reconnaitre pour ce qu’ils sont et de pouvoir identifier quel comportement du groupe les a fait émerger en nous. Cela implique de considérer ces signaux corporels et émotionnels comme des informations pertinentes pour la conduite de l’apprentissage et la réévaluation de notre posture de formateur, et non comme des informations parasites à mettre de côté. Si notre ressenti émotionnel d’une situation est si prégnant qu’il ne nous permet pas de continuer sereinement, nous l’exprimons au groupe ou à la personne concernée de manière respectueuse par un ‘message-Je’6. Cette proposition de régulation du système permet le plus souvent à l’apprenant ou au groupe d’exprimer un malaise latent, et à la relation pédagogique de gagner en confiance.

Une fois cette compétence acquise, nous pouvons alors proposer aux apprenants de faire de même, c’est-à-dire d’apprendre à identifier leurs émotions et à les verbaliser. Pour cela nous utilisons un ‘indicateur émotionnel’, qui permet de repérer sur un axe, entre deux extrêmes, son état émotionnel du moment. Cet indicateur émotionnel permet de répondre à la question « Comment je me sens sur le plan émotionnel en cet instant, dans cette situation ? » et de se situer entre « Je me sens 100% bien » et « Je me sens 100% mal », purement subjectifs. C'est un outil pour rebrancher la personne sur sa subjectivité. Par la suite, il est possible d'articuler ces sensations à différents types de motivations, de frustrations ou de satisfactions dans l'apprentissage.

L'intérêt de proposer cet outil aux stagiaires n'est pas seulement de soulager une tension émotionnelle, par exemple dans le groupe, ou de permettre à quelqu'un d'exprimer ses satisfactions, mais c'est faire prendre conscience à chacun que, chaque fois qu'une notion est mobilisée, que quelqu'un exprime une idée, chaque fois que de nouvelles représentations sont apportées, le travail cognitif va être doublé d'une mobilisation affective et émotionnelle plus ou moins importante, mais toujours présente. Car, comme le disait D. Ginet, il existe toujours une sorte d'évaluation subjective implicite et la plupart du temps inconsciente chez l'apprenant : « Qu'est-ce que j'ai à perdre, qu'est-ce que j'ai à gagner quand j'ai à modifier ma représentation ? »7.

Tout ceci constitue un accompagnement sur le chemin de penser ce que l’on ressent et alimente le mode de validation interne de chacun.


Observer sa propre activité de pensée

Il est aussi nécessaire, en tant que formateur, d’apprendre à sentir ce que l’on pense, c'est-à-dire de devenir sensible à la qualité de sa pensée et à celle des énoncés par lesquels on la met en forme. Ceci constitue, de notre point de vue, une compétence fondamentale à acquérir pour pouvoir accompagner un groupe d’apprenants.

Cette compétence, c’est plus précisément apprendre à sentir comment on pense. Sentir, par exemple, à certains moments sa pensée s'ouvrir, devenir fluide. La sentir devenir plus ou moins floue, plus ou moins instable, en lien avec une déstabilisation cognitive – si en tant que formateur, on veut bien accepter cela !

Sentir, à d'autres moments, qu'on a besoin de ‘s'accrocher’ à ses représentations : par exemple on a besoin de définir qui a tort et qui a raison, on a besoin d'être dans le registre de la ‘vérité’, c'est-à-dire qu'on a besoin d'être dans le registre de la stabilisation de la pensée. Ce besoin est à mettre en relation avec une perte de sécurité affective ou une déstabilisation émotionnelle, et notre expression, qui se veut rationnelle, est alors sans qu’on en soit conscient, infiltrée par une plus-value émotionnelle.

Par exemple, est-ce que je ressens de la même manière ces deux phrases : « Les choses sont comme cela ! » et « Les choses semblent se présenter comme cela » ? Si maintenant je les entends en tant qu’apprenant, est-ce que je les reçois et les perçois de la même manière ? Quelle différence ces deux formulations peuvent-elles engendrer dans mon vécu de l’apprentissage en cours et dans mon engagement dans celui-ci ?

Dans la position du formateur, développer cette compétence à percevoir ses mouvements de pensée entre ouverture et fermeture permet de renforcer le lien entre l'émotionnel et le cognitif en soi. Ceci nous apporte une plus grande sécurité intérieure, parce que nous sommes moins clivés entre notre raison d’une part et nos émotions ou intuitions d’autre part. Développer cette compétence permet aussi d’éviter d’engendrer des réactions négatives chez les apprenants qui résonnent émotionnellement à la fermeture inconsciente de notre relation au monde.

Développer cette sensibilité nous semble donc fondamental pour pouvoir accueillir ensuite ces mêmes mouvements chez les apprenants, avec bienveillance et équanimité8. Ainsi tout un travail pédagogique peut être réalisé avec les apprenants sur les formes verbales qu’ils utilisent ‘spontanément’ pour retranscrire leurs idées, leurs opinions, leurs croyances. Par exemple, amener un apprenant à se départir de l’idée qu’il n’y arrivera jamais’, en lui montrant que la réalité est qu’il n’y est pas encore arrivé’ et en lui reflétant aussi que sa formulation fermée traduit sa crainte de ne pas parvenir à réussir, ce qui témoigne en fait de son désir de réussir. Ainsi le formateur accompagne l’apprenant pour passer d’un vécu de fermeture par rapport à l’apprentissage à une espérance de réussite.


Adopter le postulat de cohérence

Il s’agit enfin de fonctionner tout au long d'une formation avec un postulat de cohérence concernant les réactions émotionnelles, les questions, les incompréhensions des apprenants, et pour commencer les siennes propres. À l’IRIS, nous formulons ainsi ce postulat : « Chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense, de dire ce qu’il dit, de ressentir ce qu’il ressent, de réagir comme il le fait. »

Les ‘bonnes raisons’ d'un formateur, ce sont ses raisons intrasubjectives, c'est-à-dire cohérentes avec ses expériences, ses besoins, ses compétences, sa manière d'être au monde. Le formateur a de ‘bonnes raisons’ de réagir de telle ou telle manière en situation de formation, mais cela ne veut pas dire que ce sont des ‘raisons objectivement bonnes et justes’ : elles sont ‘bonnes pour lui’.

Ainsi il ne s'agit pas pour nous, formateurs, de justifier nos réactions dans la relation 8 Disposition affective de sérénité à l'égard de toute sensation ou évocation, agréable ou désagréable. pédagogique (« cet apprenant m’a provoqué »), mais simplement d'accueillir ce que nous ressentons (« je me sens mal à l’aise quand cet apprenant cherche ma limite »).

Et l’apprenant aussi a ses ‘bonnes raisons’... Si l’apprenant dit « non ! » à l'apprentissage, il a de bonnes raisons, et s’il est content, il en a aussi...

Si l’apprenant a une représentation qui nous parait à nous formateurs erronée, il a de bonnes raisons de l'avoir, il se l’est construite au fil de ses expériences. Il ne faut donc pas chercher à la détruire ni même à la modifier, ce qui constituerait une violence pédagogique (en tant que non-respect de son intégrité psychique, cognitive et affective), mais permettre à son possesseur de comprendre comment il se l’est constituée, quels liens erronés il a pu faire avec d’autres notions, afin de lui permettre de l’abandonner au profit d’une représentation plus pertinente.


La relation pédagogique, espace de coconstruction où chacun apporte ses ressources

Cette conception de notre rapport à l'autre est en lien avec le concept ‘d'acceptation inconditionnelle’ développé par Carl Rogers9 et la conception de l’être humain véhiculée par l'haptonomie, la science de l'affectivité développée par Frans Veldman10. Celui-ci fait l'hypothèse que chacun de nous est fondamentalement un ‘bon vital’, mais qu’il a besoin de ‘confirmation affective’ pour se sentir en sécurité. C'est-à-dire qu’il a besoin d'être reconnu comme être vivant capable de s'orienter, capable, dans les multiples situations de la vie, de trouver ses propres solutions à ses problèmes et aux situations qu'il rencontre. Cette reconnaissance par le formateur de sa capacité de validation interne nourrit la motivation de sécurisation de l’apprenant11. Celui-ci peut alors prendre – ou reprendre – le chemin de l’apprentissage parce qu’il peut accepter le risque qui y est associé.

Ainsi le formateur comme les apprenants, ayant appris à reconnaitre, accueillir et intégrer la dimension émotionnelle dans leurs interactions, vont pouvoir coconstruire une relation pédagogique qui constituera le fondement d’un apprentissage centré sur les besoins des apprenants, et au sein de laquelle, ceux-ci, tout comme le formateur, pourront exprimer tout ce qu’ils sont.


Catherine FAVRE, Psychologue clinicienne et formatrice-consultante à l’iris


Je remercie en particulier mes collègues Nathalie Augier-Bergon et Daniel Favre pour les échanges stimulants qui ont alimenté les idées développées dans cet article.


1 FAVRE Catherine, Comment développer la place des ressources émotionnelles dans l'apprentissage ?, in La dimension affective dans l'apprentissage et la formation, Actes de l'Université d'Été 1999, Université de Provence, Éditions Université de Provence et CNDP, 2000, pp. 72-77.
2 FAVRE Daniel, Interaction entre émotion et cognition. Plaidoyer pour un changement de représentation, in Cahiers Pédagogiques, n°312, mars 1993 ; FAVRE Daniel, Cessons de démotiver les élèves. 18 clés pour favoriser les apprentissages, Clé n°2, Dunod, 2010, pp. 11-14.
3 BATESON Gregory, Vers une écologie de l'esprit (deux tomes), Le Seuil, Collection Points, 1977 et 1980.

4 institut de recherche et d’information biosociales : www.iris-formations.fr

5 Pour une description des émotions éprouvées par les enseignants dans la classe, voir l’article de synthèse de Frédérique CUISINER et Francisco PONS, Émotions et cognition en classe, 2011, pp. 6-7, téléchargeable sur le site Archives ouvertes HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00749604
6 GORDON Thomas, Enseignants efficaces, Les Éditions de l’Homme, 2005.
7 GINET Dominique, Pour mettre enfin l’affect à sa place !, in Actes de l’Université d’Été de l’Université de Provence , op. cit., pp. 19-35.

9 ROGERS Carl, Liberté pour apprendre, Dunod, 1971.
10 VELDMAN Frans, Haptonomie. Science de l'Affectivité. Redécouvrir l'Humain, PUF, 2007.
11 FAVRE Catherine et Daniel, Un modèle complexe des motivations humaines, in Revue de Psychologie de la Motivation, n°16, 1993, pp. 27-42.